La cuisine des Pieds-Noirs et son rôle symbolique

Au cours du colloque du 18 novembre 2017, aussi bien intervenants que public ont fréquemment évoqué notre cuisine, pour faire émerger chaque fois un point d’accord entre les générations. Comme si le plaisir de manger ensemble ces spécialités coupait court aux discussions, aux tiraillements, aux reproches, aux non dits, à tout ce qui rend si difficile la transmission de notre héritage. Comme si ces allusions culinaires parlaient plus clair que les chiffres, graphiques et savants alignements de mini gratte-ciels. Comme si cette cuisine nous donnait l‘assurance d’être prolongés. Manger, une des activités les plus humaines qui soient, c’est durer, c’est résister à l’imminence de la mort. Manger, ce que l’on mange et la manière de manger expriment mieux que tout autre chose la manière dont on vit, dont on survit, ce que l’on est. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. Mais d’abord, que mange-t-on quand on mange « pied-noir » ? De quel genre de cuisine s’agit-il ? D’une cuisine méditerranéenne, cela va de soi de par nos coordonnées géographiques et historiques. Mais encore ?

Cuisine bariolée et hybride

Elle évoque un habit d’arlequin, avec ses particularités à l’intérieur de l’Algérie même et ses violentes controverses de l’un à l’autre des trois pays d’Afrique du nord.  Mettre des poivrons dans le couscous? « Jamais de la vie ! » Ou des pommes de terre ? Ainsi faisaient, à notre grand étonnement teinté de mépris, les gens de Tunisie, qui affirmaient de leur côté que notre couscous ressemblait à un pot au feu parce que soi-disant nous ne faisions pas revenir la viande. Cuisine méditerranéenne, dans tous les cas, à laquelle il faudrait ajouter deux précisions pour mieux la cerner. D’abord, parmi tous les pays européens qui apportaient leur pièce à ce patchwork, la France, ses provinces aussi, occupaient une place plus importante. Au quotidien comme pour les fêtes, les Pieds-Noirs dans leur ensemble mangeaient aussi du steak-frites, du pot au feu, le vrai, du gratin dauphinois, de la choucroute… Ensuite cette cuisine européenne s’est implantée sur la terre d’un autre continent, l’Afriquoù existait déjà une tradition culinaire arabo-turco-juive qui s’est conjuguée à elle.  Les Oranais appelaient, appellent encore les poivrons grillés « piments à la juive ». Les chrétiens avaient adopté la tafina, plat de tripes et de pois chiches – avec force cumin - que les juifs apportaient le vendredi au four du boulanger, hermétiquement fermé par de la pâte. Que dire des tajines, de la kesra et de tous ces gâteaux à la devanture des boutiques à azulejos, qui nous faisaient saliver à la sortie du lycée et dont nous avons encore l’odeur de friture dans les narines ? Ils ne nous éloignaient pas pour autant des pâtisseries « chrétiennes » : à Noël nous mangions de la bûche et du turron. C’est cette hybridité qui constitue probablement l’originalité foncière de ce qui, paradoxalement, n’est qu’emprunts. On en trouverait  un exemple semblable chez les Français, Italiens, Grecs vivant à la même époque que celle de l’Algérie coloniale à Istanbul, Smyrne, Téhéran ou Beyrouth.

Elle a maintenant pignon sur rue

Constituée d’éléments venus d’une aire géographique assez étendue, puisés dans une tradition religieuse composite, la cuisine des Pieds-Noirs est devenue une cuisine à part entière, a créé ses traditions propres que l’arrachement à la terre d’Algérie et l’installation en Métropole ont renforcées. Devenue signe identitaire, pour jargonner, elle a maintenant pignon sur rue. Beaucoup de ses plats fétiches sont entrés dans le domaine public, comme les livres un certain nombre d’années après la mort de leurs auteurs. Le méchoui est désormais sur la liste des traiteurs pour les mariages estivaux. Le couscous est au menu des cantines scolaires. La graine (la s’moule), préparée-minute par la grâce de Tipiak, est devenue un accompagnement universel et, assaisonnée avec tout et n’importe quoi, s’intitule taboulé, au grand scandale des Libanais. Il ne s’agit pas d’une cuisine de ghetto, ce qui rassure nos descendants, ce qui est aussi un hommage à notre vitalité et nous rend confiants en l’avenir, même au prix de coups de sang ou de fous rires. Lequel d’entre nous n’a pas entendu, en faisant la queue chez le boulanger : « Et vous me donnerez deux fritas » ? Eh oui ! Non seulement la coca est adoptée mais elle suit le cours de la vie des mots. Classique glissement de sens du contenu au contenant et vice  versa. C’est bien ce qui s’est passé pour la terrine, le tajine, le tian, la paella, le couscous…  

Etranges similitudes                                                      

Cette cuisine, élaborée sur deux siècles, aussi résistante que notre accent, a toutes les chances de durer plus que lui après nous. Mais son hybridité réussie, son originalité de ce fait, et sa variété suffisent-elles à expliquer sa résistance aux vicissitudes de l’Histoire ? Il y a aussi en elle certains aspects troublants qui semblent remonter à un fonds immémorial de coutumes. Prenons l’exemple de la mouna. On aurait beaucoup étonné les mounistes attablés sous les pins un lundi de Pâques vers Chéragas ou à la Montagne des Lions, le mouchoir à quatre nœuds ou la casquette Spigol sur la tête, en leur disant qu’ils faisaient la même chose que font depuis 3.000 ans les Zoroastriens dans de nombreux pays influencés par l’Empire Perse !  Et pourtant, je ne plaisante pas, aujourd’hui encore, les Iraniens, par exemple, fêtent Norouz, leur Nouvel an, le 21 mars, en accomplissant  pendant plusieurs jours toute une série de rites. Le 13ème jour, c’est Sizdah Bedar (littéralement : 13ème dehors),  les familles quittent leurs maisons et vont faire un pique-nique à l’extérieur, accompagné de chants et de danses. Cette coutume d’aller manger ailleurs que chez soi se retrouve dans la fête de Sou kot, fête des Tentes, quand les juifs observants fabriquent des cabanes dans lesquelles ils vont manger en famille. Pour en revenir à la mouna elle-même, venue d’Espagne (du Levant et du sud) en Algérie, elle a de nombreuses cousines : colomba di Pascua en Italie, tsouréki en Grèce, paskha chez les Russes orthodoxes. La forme change de l’une à l’autre mais il s’agit toujours d’une pâte briochée et on n’en prépare qu’une fois par an, à l’occasion de la fête de Pâques, à la différence de ce qui se passe désormais ici à notre époque. Il faudrait avoir des connaissances en ethnographie pour rendre compte avec sérieux de ces constantes étranges, mais il est intéressant de les citer pour risquer l’idée  que notre cuisine, élaborée à la surface de la terre d’Afrique, repose, à cause de la mise en contact de tout avec tout dans le Bassin Méditerranéen, sur des soubassements bien plus profonds. Ce qui lui donnerait de sacrées lettres de noblesse.

Un passage de témoin

Mais revenons maintenant à notre observation de départ au sujet de l’unanimité qu’elle crée entre trois, parfois quatre générations. Que se passe-t-il pour chacune d’elles ? Pour nos enfants et petits-enfants, c’est un plaisir pur et simple, à première vue, de goûter à ces plats, objectivement délicieux, préparés avec amour, la plupart du temps liés à une fête, grande ou petite, dans les cris et les rires.  Mais un plaisir accompagné de la perception immédiate, pas forcément formulée, qu’ils renvoient à un ailleurs, qu’ils créent du lien vital, qu’ils les rattachent, qu’ils le veuillent ou non, à une longue tradition, sans les rendre prisonniers du passé de leurs antécédents. Pour nous, ce plaisir partagé avec notre descendance est mêlé de nostalgie et de souffrance puisque ces plats, au centre des tablées de fête, nous ramènent à l’autre rive. Et en même temps, les recettes rescapées du grand désastre, glissées à la hâte par nos parents dans une valise avec des photos, ou conservées dans leur mémoire et au bout de leurs doigts, sont comme les Pénates ou les dieux Lares que les Romains emportaient de leur maison quand ils la quittaient. Après tout, le lien entre religion et alimentation est vieux comme le monde et, qu’on soit conscient de cela ou pas, croyant ou pas, il existe une religion domestique. A plus forte raison après un traumatisme historique, la vie familiale est soudée par une symbolique de la table, des gestes quasi liturgiques, des rites quasi initiatiques. La première fois qu’au cours d’un pique-nique mes jeunes enfants ont aimé la coca, la première corne de gazelle mangée par ma petite-fille. De ce lien résulte l’union, symbolique aussi, qui passe par la bouche et qui se passe des mots, communion qui s’instaure entre nos enfants et nous quand nous mangeons ensemble cette nourriture familiale.  

Nous restons hantés par les images des quais d’Alger ou d’Oran en 1962. Le manteau de laine sur le dos malgré le soleil de juin, les paquets, les valises tout autour, les regards d’effroi. Nous nous plaignons à juste titre de ne pas être « reconnus », de porter pour l’éternité le san-benito1 du colon profiteur et raciste. Pour autant que nous nous acharnions à faire entendre un autre son de cloche avant notre disparition définitive, les mots, si difficiles à trouver pour rendre compte avec justesse d’une réalité si complexe, les faits qui risquent d’être encore longtemps déformés, occultés, ont du mal à faire comprendre pleinement à nos enfants ce que nous étions. Les plats parlent d’eux-mêmes. Les nôtres, par leurs saveurs, leurs odeurs, leurs couleurs, sensations pourtant éphémères, ont le mystérieux pouvoir d’évoquer, de façon tangible et durable, tout un monde, celui que nous avons perdu, mais pas tout à fait. Ils servent de passage de témoin. Ils sont une consolation, un gage de confiance, une fierté, une victoire sur l’Histoire.

Jacqueline Martinez

1 – Casaque infamante que devaient revêtir ceux qui avaient été condamnés par l’Inquisition. 

Extrait du Mémoire Vive n°68